11

De l’extrémité sud de la plus haute terrasse, Bak contemplait la nouvelle chapelle d’Hathor, qui remplacerait un jour l’ancienne. Les pierres sur lesquelles on avait retrouvé le corps de Dedou avaient été utilisées pour asseoir les fondations. Kheprê apparaissait à peine à l’horizon oriental, mais déjà une équipe d’ouvriers était à l’œuvre. Ils poussaient un bloc de revêtement afin de le mettre en place, grognant et ahanant sous l’effort. La sueur luisait sur leurs muscles tendus. La journée promettait d’être aussi chaude que la veille.

Au fond de ce qui deviendrait un jour une cour à colonnade, d’autres prolongeaient et rehaussaient une rampe de sable et de gravats, en veillant à ce que la pente ne soit pas trop raide. Ils bâtissaient un mur de soutènement de chaque côté de la porte du sanctuaire, qu’ils creusaient à même le roc. De l’intérieur de la petite caverne montaient les coups sourds des maillets sur les ciseaux, le craquement de la pierre, le crépitement des éclats, et les voix des ouvriers qui bavardaient entre eux.

Bak porta son regard vers le sud, au-delà des cabanes. Là-bas s’étendait le temple de Mentouhotep, qui offrait le cadre pittoresque de sa grandeur passée, quoique désormais réduite à des ruines, aux petites habitations sordides. C’est là qu’il avait entrevu la minuscule lumière tremblotante si souvent associée à l’esprit malin. Le prétendu spectre avait-il appris que Bak resterait au Djeser Djeserou ? N’avait-il rôdé dans l’ancien temple que pour l’attirer vers la mort, dans les ténèbres ? Ou était-il venu pour une mystérieuse entreprise, ignorant que le policier et ses compagnons ne rentreraient pas chez eux ?

Quand Bak accompagnait sa gouvernante, dans son enfance, elle lui contait des légendes sur les rois d’antan. Selon une croyance séculaire, Nebhepetrê Mentouhotep était enseveli sous son temple. Plus tard, Bak avait entendu dire que l’entrée du tombeau avait été percée par des voleurs, qui avaient dû renoncer à atteindre la chambre funéraire quand le plafond s’était effondré. Pached avait confirmé l’histoire, ajoutant que, sur ordre du maire, le puits demeurait ouvert afin de décourager de futures tentatives en montrant la futilité de la première.

L’esprit malin n’essayait sans doute pas d’atteindre le tombeau du roi. Il ne se serait pas obstiné plus de trois ans. Vraisemblablement, il comptait découvrir les tombes d’épouses ou d’enfants royaux. Les bijoux cachés dans la cruche de miel étaient ceux d’une reine. Un premier succès n’aurait-il pas attisé sa soif de richesses ?

La veille, Bak avait résisté non sans mal à la tentation de poursuivre le criminel. Il regrettait de n’avoir pu agir, mais savait au fond de son cœur qu’il avait pris la bonne décision. Il voyait bien, à la façon dont les ouvriers évitaient son regard, qu’il était descendu dans leur estime. À lui de leur prouver qu’ils se trompaient.

 

— Tout le monde aimait Dedou, assura Imen. Pourquoi l’aurait-on assassiné ?

Bak poussa un long soupir d’impatience.

— On lui a ôté la vie de la même façon qu’à Montou, d’un coup à l’arrière du crâne. Puis on l’a précipité dans le vide, et l’on a jeté après lui la pierre qui avait servi à le tuer. Une tentative peu subtile de déguiser le meurtre en accident.

Une douzaine de gardes, accroupis ou debout, les entourait à l’ombre de la hutte de pierre grossière qu’utilisait la patrouille du chantier. Ce rappel qu’un des leurs avait été assassiné les mettait tous mal à l’aise. La mort de Dedou s’était produite assez longtemps auparavant pour qu’ils oublient leur inquiétude ; or Bak venait de la faire resurgir. Le sort de Dedou pouvait frapper n’importe lequel d’entre eux, qu’il soit causé par un être éthéré ou de chair et de sang.

Un garde efflanqué aux muscles noueux, qui traçait des cercles dans le sable du bout de sa lance, s’arrêta et quitta des yeux son œuvre d’art.

— L’esprit malin. Sûr que c’était lui.

— Vous savez, Dedou l’avait vu, une fois, intervint un autre plus âgé mais tout aussi maigre.

Ses compagnons se retournèrent en même temps pour le scruter, surpris d’une nouvelle dont ils n’avaient semblait-il jamais eu connaissance.

— Comme bien d’autres, qui ne sont pas morts pour autant, observa Imen avec un large sourire.

Quelques-uns des hommes hochèrent la tête, tentant de se convaincre qu’ils ne risquaient rien. Les autres montraient moins d’assurance.

Bak s’adossa contre le mur de pierres irrégulières et sourit d’un air encourageant. Le second garde semblait avide de s’expliquer. Mieux valait le laisser croire que l’esprit malin était un spectre que de lui faire perdre le fil, dans l’espoir de l’en dissuader.

— Avait-il vu davantage qu’une lumière lointaine ?

— Je me rappelle ses moindres paroles. Il a dit : « J’ai failli me retrouver nez à nez avec la chose, cette nuit. Elle était tapie dans l’ombre épaisse d’une des grandes statues de lion. Elle a détalé comme un lièvre à mon approche. »

« Oui, pensa Bak. Comme Montou, Dedou a vu l’esprit malin et celui-ci s’en est débarrassé, mais pourquoi a-t-il attendu ? Pourquoi s’est-il enfui, cette nuit-là, en laissant à Dedou une chance de raconter aux autres ce qu’il avait vu ? »

— A-t-il dit à quoi ressemblait cette « chose » ?

— Je le lui ai demandé, et il s’est contenté de rire. J’en ai conclu que ce n’était qu’une blague, une fable qu’il avait inventée pour s’amuser à mes dépens.

— Aurait-il confié à l’un d’entre vous une histoire similaire ?

Un homme qui avait un grain de beauté noir sur le nez acquiesça, les autres secouèrent négativement la tête.

— Dedou m’en a parlé sans crainte avant de se coucher, expliqua l’homme au grain de beauté. À son réveil, il avait dû y réfléchir à deux fois, car il a prétendu, comme dit Mosé, qu’il avait raconté ça pour plaisanter.

Il gratta son menton mal rasé, puis ajouta :

— Je parie qu’il avait la frousse.

— J’aurais eu peur, moi aussi ! intervint un jeune homme au dos large et puissant. Pas toi ?

« Oui, mais peur de quoi ? se demanda Bak. De l’esprit malin ou de l’homme qu’il avait reconnu ? »

— Combien de temps après cette rencontre est-il mort ?

Le garde se rembrunit.

— Ça, c’est le plus bizarre. Il a fait cette chute mortelle la nuit suivante. À ce moment-là, j’ai su qu’il avait dit la vérité. Ça n’avait pas dû plaire à l’esprit malin qu’il raconte cette histoire, alors il l’a fait taire pour l’éternité.

— Donc, tu ne l’as répété à personne ?

— Je préférais me taire et rester en vie, dit l’homme au grain de beauté.

Cela expliquait qu’Ineni n’en ait jamais rien su.

 

— Houni est mort ! Veux-tu que je connaisse le même destin ?

Le peintre, d’âge mûr et de taille moyenne, chuchotait presque de peur qu’on ne l’entende, dans la cour à demi terminée de la chapelle solaire.

— Tu viens de prétendre qu’il ne t’avait rien dit, riposta Bak sans dissimuler son exaspération, mais à voix basse lui aussi. Tu ne peux affirmer la chose et son contraire. Ou bien il s’est confié à toi, ou il ne l’a pas fait.

— Il était mon ami. Aussi proche de moi qu’un frère. Il n’aurait pas voulu que je meure à cause de ses confidences.

Bak appuya son épaule contre l’autel dont le prêtre gravirait les marches, face à Kheprê s’élevant au-dessus de l’horizon, lorsque le Djeser Djeserou aurait été consacré. De là, on distinguait la porte de l’antichambre. Il doutait que l’esprit malin tue l’homme qui lui parlait – trop de temps avait passé depuis la disparition du scribe –, néanmoins il ne voulait pas avoir une mort sur la conscience s’il se trompait.

— Donc, tu penses qu’on a assassiné Houni afin que ses lèvres restent scellées à tout jamais.

— Je n’en ai jamais douté. Pas un jour ne passe sans que je remercie Amon qu’il m’ait parlé en secret, à l’insu de tous.

— Qu’avait-il vu ?

Le peintre lui lança un regard méfiant.

— Comment puis-je être sûr que tu ne le répéteras pas ?

— Je le dirai à mon scribe et à mon Medjai, mais à personne d’autre.

L’homme fixa un bas-relief aux couleurs chatoyantes d’Hatchepsout présentant des offrandes à Amon. Son expression révélait son tourment intérieur : sa tentation était grande de s’épancher, mais il était terrifié. Pour finir, il secoua la tête.

— Non. L’un des deux risquerait de parler. Un seul mot suffirait pour que je finisse comme Houni.

Bak répliqua d’un ton dur :

— Je pourrais quitter ce temple et, en moins d’une heure, raconter à dix ouvriers, sinon plus, qu’Houni s’est confié à toi. Combien de temps faudrait-il, à ton avis, pour que cela se répande à travers le Djeser Djeserou ?

Il n’était pas fier de recourir à cette menace et n’avait pas l’intention de la mettre à exécution, toutefois cet homme devait parler.

Celui-ci devint livide.

— Non ! Ne dis pas ça ! Tu aurais mon sang sur les mains !

— Combien ont été tués par celui qui se fait appeler l’esprit malin ? Combien ont été blessés ? Si je ne l’empêche pas de nuire, combien d’autres encore en pâtiront ?

Son compagnon se boucha les oreilles pour ne plus l’entendre. Bak lui saisit les poignets et, de force, lui écarta les mains.

— Si tu peux m’aider à le capturer et que tu t’y refuses, toutes les victimes à venir ne pèseront-elles pas lourd sur ta conscience ?

Le peintre se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains.

— Ne comprends-tu pas combien je souffre déjà ? Chaque fois qu’un accident survient, chaque fois qu’un homme est blessé ou meurt, c’est comme si on brûlait mon cœur au fer rouge.

— Apprends-moi ce qu’Houni t’a révélé. Cela apaisera peut-être ta douleur.

Bak s’agenouilla devant lui et posa la main sur son épaule.

— Ensemble, arrêtons cette œuvre de destruction.

L’artisan redressa la tête, puis essuya les larmes sur ses joues.

— Demanderas-tu à Pached de m’envoyer ailleurs, dans un lieu où je serai en sécurité ? J’ai un frère à Mennoufer. Il est peintre, comme moi, et travaille sur le temple de Ptah. Là-bas, je trouverais la paix.

— J’en parlerai à Amonked, cousin de notre souveraine.

Bak pria pour que l’information que cet homme conservait dans son cœur vaille les efforts qu’il avait fournis pour l’en extirper.

Le peintre respira profondément à plusieurs reprises afin de recouvrer son calme.

— Houni habitait le même village que moi, au pied de la crête nord, là-bas, près des cultures. D’habitude, il rentrait avec nous, mais de temps en temps il mangeait en compagnie des ouvriers et dormait dans la cabane de Ramosé. C’est ainsi qu’il avait décidé de rester, la nuit où il vit l’esprit malin.

— Les ouvriers ne quittent pas leur cabane la nuit tombée, et l’esprit malin ne s’en approche jamais. Qu’est-ce qui l’avait poussé à s’éloigner seul ?

— Pendant qu’il partageait avec eux le repas du soir, il se rappela qu’il avait laissé sa palette de scribe sur une statue de la reine, sur la terrasse. Celle en calcaire blanc, qui la représente assise. Il avait bu beaucoup de bière, pendant et après le repas. Il se sentait somnolent, mais quand il se coucha sur sa natte pour dormir, il ne put fermer l’œil. Il ne cessait de penser à sa palette. Il finit par décider qu’il ne pouvait pas la laisser là-bas toute la nuit ; il devait aller la chercher.

— La bière réfléchissait pour lui.

— Oui, hélas !

Le peintre s’assit sur la première marche de l’escalier, sur le côté de l’autel.

— Il monta vers la terrasse, sans rien prendre avec lui qu’une cruche de bière. Arrivé en haut de la rampe, il éprouva le besoin de se rafraîchir la gorge.

— Il ne s’était pas muni d’une lampe ou d’une torche ?

— Non. La lune était pleine, la nuit claire. Et il savait exactement où il avait laissé sa palette.

Bak acquiesça, imaginant la scène. Une nuit de pleine lune, une terrasse peuplée de statues et un homme ivre, le cœur empli de toutes les histoires qu’il avait entendues sur un esprit malin.

— Il portait la cruche à ses lèvres, quand soudain il vit une silhouette blanche et fantomatique glisser entre les statues.

— La statue de calcaire pouvait sembler fantomatique, dans le noir.

— Je lui ai fait cette réflexion. Il m’a juré qu’il était encore assez sobre pour distinguer une silhouette en mouvement d’une autre immobile.

Dans sa jeunesse, Bak avait quelquefois bu au point de voir tourner la pièce autour de lui, mais les paroles suivantes de l’artisan dissipèrent son scepticisme.

— La silhouette passa très vite et descendit la rampe. Puisant son courage dans la bière, Houni la suivit. Elle progressait dans l’ombre du mur de soutènement sud, et il fit de même. Ensuite, elle traversa rapidement la pente de la falaise et parvint au pied du tertre où se trouve le temple de Mentouhotep. Houni la poursuivit sous le clair de lune, craignant pendant tout ce temps qu’elle s’en aperçoive.

— Elle se tenait à l’écart des cabanes des ouvriers.

— Oui, comme toujours.

— Houni était certain qu’elle ignorait sa présence ?

— Il avançait sans bruit et pas une fois elle ne s’était retournée. Elle escalada un monceau de décombres et monta sur la terrasse du vieux temple. Houni se trouvait tout près. Il avait recouvré en partie ses esprits, mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Alors qu’il grimpait à son tour, il trébucha et une pierre roula derrière lui. L’esprit malin l’entendit.

« Il fit volte-face, écarta les bras et, les doigts recourbés telles des griffes, il fondit sur lui. Houni sauta du bord de la terrasse. Par bonheur, le sable était meuble et il ne se fit pas de mal. Il courut vers les cabanes, se préparant à mourir d’un instant à l’autre. Il était presque arrivé quand il trouva le courage de regarder en arrière. Il était seul ; le spectre s’était volatilisé.

Bak comprenait que l’esprit malin ait considéré Houni comme une menace, mais il ne voyait pas pourquoi le peintre craignait pour sa vie, à moins que…

— Houni avait-il vu la silhouette d’assez près pour savoir que c’était un homme, et non une apparition ? Se doutait-il de son identité ?

La terreur emplit à nouveau les yeux de l’artisan.

— Il était convaincu qu’il s’agissait d’un homme, rendu fou par la nuit. Peut-être avait-il deviné son nom.

— Toutefois, il ne te l’a pas dit ?

L’autre secoua la tête avec tristesse.

— Depuis sa mort, je vis dans la peur que le fou pense que je pourrais le dénoncer. Je jure devant Thot que j’en suis incapable.

Bak était à peu près sûr qu’il disait la vérité. Mais dans le cas contraire, seul un dieu aurait pu le lui faire admettre.

— Quand t’a-t-il relaté cette aventure ?

— À l’aube, le lendemain.

— Combien de temps s’est écoulé avant sa mort ?

— D’après Pached, il a péri en fin d’après-midi ou au début de la nuit.

 

Convaincu que le prétendu esprit malin avait assassiné Dedou et Houni de peur que son identité soit dévoilée, Bak décida de mettre à profit le reste de la journée pour explorer le temple de Mentouhotep, où les lumières apparaissaient si souvent la nuit. En compagnie d’Hori et d’un Kasaya peu empressé, il gravit la longue rampe bâtie par les ouvriers pour récupérer les pierres de ce qui avait été jadis une vaste cour principale, ceinte de colonnes sur trois côtés.

Ils traversèrent la grande terrasse précédant le portique nord, d’où Houni avait sauté. Deux rangées de piliers carrés se dressaient devant le mur en partie effondré qui entourait la cour. Le plafond qu’ils soutenaient autrefois avait presque entièrement disparu ; les pierres brisées et les architraves gisaient au milieu de colonnes renversées.

— Ce monument existe depuis combien d’années ? demanda Kasaya en scrutant les vestiges comme s’il n’était pas sûr que l’esprit malin n’apparaisse que la nuit.

— Je n’en suis pas certain, admit Bak. Au moins cinq cents ans, je suppose.

Le jeune Medjai poussa un sifflement.

— Pas étonnant qu’il soit en ruine !

Hori montra un groupe d’hommes aux prises avec une architrave cassée, qui, une fois retaillée, serait utilisée dans le nouveau temple.

— Le fait que notre reine ait besoin de pierres n’est pas pour améliorer son apparence.

— Pourquoi ne se servirait-elle pas de celles qui se trouvent là ? objecta Kasaya. Cela évite d’en faire venir des carrières. Pense un peu à la quantité de céréales et d’outils qui resteront dans les entrepôts royaux, au lieu d’être remis aux ouvriers !

— Les économies ne sont pas tout, Kasaya, le raisonna le scribe. Hatchepsout ne devrait-elle pas ressentir plus de respect envers le passé, et envers ceux qui ont quitté ce monde il y a des siècles ?

— Nebhepetrê Mentouhotep n’était même pas son ancêtre. C’est un des ouvriers qui me l’a dit.

— Quelle différence cela fait-il ? Il était bien l’ancêtre de quelqu’un, non ?

Suivi de près par les deux jeunes gens qui se chamaillaient, Bak s’avança entre les vestiges, cherchant une brèche dans le mur en ruine. Il trouva bientôt un endroit assez bas pour être escaladé et ils pénétrèrent dans l’immense cour principale. Ils regardèrent autour d’eux avec stupeur. De toutes parts, des pierres jonchaient le sol. On aurait dit que l’édifice avait été frappé par le courroux des dieux.

Au centre subsistait une construction carrée, dont la hauteur et la forme premières étaient impossibles à deviner. Des entablements gisaient çà et là parmi des dizaines de colonnes octogonales, dont la moitié environ étaient encore debout. Les autres reposaient sur le sol de grès, autour de l’édifice central. Bak se demanda combien de colonnes et de pierres avaient été emportées vers le chantier. Un petit glissement de terrain s’était déversé sur le mur du fond.

— Crois-tu que le Djeser Djeserou ressemblera à cela, un jour ? s’enquit Hori d’une voix humble.

— Dans cinq cents ans ? Si le roi de ce temps-là n’éprouve pas plus de respect pour notre souveraine qu’elle n’en marque à son digne prédécesseur, ce pourrait fort bien être un lieu de désolation.

Kasaya écarquillait les yeux avec stupéfaction.

— Pas étonnant que l’esprit malin hante cet endroit !

— Regarde où tu mets les pieds, répondit Bak, refusant de lui rappeler une fois encore qu’il ne s’agissait pas d’un revenant.

La progression était difficile. Il se félicitait de ne pas s’être laissé attirer dans le temple la nuit précédente. Ses hommes ou lui auraient pu se fracturer la cheville.

Une ouverture dans le mur, au fond de la cour principale, les fit déboucher sur une seconde cour à ciel ouvert, entourée d’un portique. En haut, loin dans le ciel d’azur, un faucon décrivait des cercles au-dessus de la vallée, cherchant une proie. À cet endroit, la falaise se refermait sur l’édifice. Le mur, au lieu d’être indépendant, servait de remblai et retenait la pente à la base de la paroi, creusée afin de ménager de l’espace pour les chambres à l’arrière.

Si la partie avant de la cour avait bien résisté au passage du temps, un éboulement avait détruit l’angle sud-ouest du mur externe. La promenade bordée de colonnes qui s’étendait au-delà avait subi un véritable pilonnage. Durant plus de cinq siècles, des blocs détachés des sommets vertigineux avaient dévalé la pente à folle allure, en acquérant une force dévastatrice. L’arrière de l’édifice offrait l’image même du chaos : un paysage de colonnes dressées ou tombées, de linteaux, de pierres fissurées, d’éboulis et de sable. Un orifice de près d’une coudée de large perçait le sol dans la partie endommagée de la cour. Pached leur avait recommandé de prendre garde à cette ouverture béante, pratiquée par les pilleurs de sépulture.

Bak et Kasaya explorèrent la promenade de leur mieux et parvinrent à entrer dans le sanctuaire creusé à même le roc. Ils ne trouvèrent aucune trace de pas récente sur les dalles poussiéreuses.

Regagnant la cour, Bak jeta un coup d’œil à l’ombre allongée des colonnes encore droites.

— Cette nuit, nous reviendrons. Les ouvriers risquent toujours de poser leurs outils et de déserter le chantier, comme ils le voulaient après l’éboulement du mur nord. Nous devons les convaincre une fois pour toutes que l’esprit malin est un homme et non un spectre. D’abord, décida-t-il, les poings sur les hanches, en parcourant du regard les ruines qui l’entouraient, nous allons apprendre la disposition du terrain. Il nous reste une heure avant la tombée de la nuit – c’est plus de temps qu’il n’en faut. Je ne veux pas de jambe cassée à cause d’un bloc de pierre sur lequel on aura trébuché, faute de savoir qu’il était là.

 

— Donc, tu as bien compris ce que vous devez faire ? interrogea Bak.

Pached répondit avec un sourire en coin :

— Dès que nous te repérerons, Ramosé, Ani et moi, nous attirerons l’attention des hommes vers le vieux temple. Ils auront la certitude de voir l’esprit malin. Nous les laisserons s’affoler, puis Ani grimpera sur le toit de notre cabane avec une lampe. À son signal, tu allumeras tes torches et ils découvriront que c’était toi.

— Si cela ne les convainc pas qu’ils ont été dupés, rien ne le pourra.

 

Alors que l’obscurité s’installait sur la vallée, Bak, Hori et Kasaya se glissèrent par une porte de la muraille qui ceignait la vaste étendue de sable devant le temple en ruine. En courant, ils traversèrent les dunes basses, franchirent une autre porte au sud-est, puis longèrent l’esplanade du temple. Les cabanes se trouvant à l’opposé, ils ne craignaient pas d’être vus.

Ils avaient découvert, au cours de leur visite dans la journée, un amas de rochers grâce auquel on pouvait monter jusqu’au sanctuaire. Ils formaient des degrés si réguliers que Bak se demanda s’ils n’avaient pas été posés par l’esprit malin afin d’accéder plus facilement à l’esplanade. Là, les trois compagnons s’arrêtèrent afin de préparer leur expédition nocturne. Hori posa son panier et en sortit deux lampes à huile en terre cuite, d’une taille adaptée à la paume de la main. À l’aide de braises conservées dans un petit récipient en poterie, il alluma les mèches et tendit une lampe à chacun de ses compagnons. Bak confia au scribe les trois torches dont il était chargé, toutes imprégnées d’huile et prêtes à enflammer. À son corps défendant, Kasaya abandonna sa lance et son bouclier près du panier, qu’Hori cacha dans l’ombre au pied de l’esplanade. Le temps qu’ils achèvent leurs préparatifs, le quartier de lune s’était levé et les étoiles brillaient tels de petits soleils, mortels ressuscités rivalisant avec Rê. La nuit se prêtait de façon idéale à une apparition de l’esprit malin.

— Kasaya ne devrait-il pas conserver sa lance ? demanda Hori.

Le léger tremblement de sa voix, comme la question elle-même, trahissait sa nervosité.

— Tu es sûr qu’on a raison de suivre ce plan ? s’inquiéta le Medjai. Et si l’esprit malin s’en offensait ?

Bak ne dit mot. S’il ne pouvait convaincre Kasaya, qui avait vu les preuves de ses yeux, comment osait-il espérer ramener les ouvriers à la raison ?

Dissimulant les petites flammes derrière leur main, ils grimpèrent sur l’esplanade. Ils enjambèrent des tambours de colonne, contournèrent des monceaux de gravats et atteignirent bientôt le portique nord, qui faisait face aux cabanes des ouvriers. Puis ils marchèrent lentement vers l’arrière du temple. Restant dans l’ombre, Bak et Kasaya se tracèrent un chemin parmi la double rangée de colonnes en partie brisées. Ils masquaient ou révélaient leurs lumières par intermittence afin que, de loin, elles semblent disparaître sporadiquement. Hori, toujours prudent, rasait le mur. La respiration entrecoupée de Kasaya révélait son appréhension.

La lune facilitait leur entreprise, mais la gênait aussi. Des ombres trompeuses faussaient leur impression des distances et des profondeurs. Bak priait afin que, de loin, l’effet soit tout aussi saisissant. Il ne savait si la vue de ces lumières frappait les ouvriers de mutisme ou si la brise emportait leurs paroles dans une autre direction.

Ils parvinrent à la partie basse du mur par laquelle ils avaient accédé à la cour principale dans la journée. Bak, s’attendant à tout instant à voir le signal d’Ani, s’immobilisa pour cacher sa lampe avant de se retourner. Des voix murmurantes, au-delà du mur derrière lui, agaçaient son oreille. « L’esprit malin… », pensa-t-il, et les doigts glacés de la peur remontèrent le long de son dos.

Sottises !

Repoussant cette idée ridicule, il leva la main pour enjoindre à ses compagnons de faire halte, puis il posa un doigt sur ses lèvres. Hori, distrait, se cogna l’orteil et marmonna un juron qui fit taire les voix – si Bak n’avait pas été l’objet d’une illusion.

— Voilà le signal d’Ani ! s’exclama Kasaya d’une voix à réveiller les morts.

Il posa sa lampe par terre, prit une des torches que portait Hori et effleura la mèche. Le lin imprégné d’huile s’enflamma en crépitant. Le Medjai s’empara d’une deuxième torche, l’alluma et la donna à Bak. Pendant qu’il prenait la troisième pour lui-même, le policier rebroussa chemin vers le mur et tendit l’oreille, la tête penchée. Tout était silencieux.

Brandissant leur torche, ses hommes et lui sortirent de la colonnade en ruine pour se camper sur la terrasse, face aux cabanes. Ils entendirent Pached s’écrier :

— Regardez ! Ce n’était que le lieutenant Bak, son scribe et le Medjai. Des hommes qui ne diffèrent en rien de vous et moi. Et maintenant, comprenez-vous enfin que les accidents étaient le fait d’un être humain, et non d’une créature dépourvue de vie et de substance ?

— Qu’est-ce que… ?

Une voix grave et surprise venait de résonner derrière Bak. Il se retourna, découvrit un homme debout près du mur, aperçut des cheveux coupés court, un visage plat, un nez épaté. L’homme se fondit dans l’ombre qui s’étendait au-delà et cria dans l’obscurité :

— On a de la compagnie, mon frère ! Filons !

— Kasaya ! hurla Bak.

Il courut vers le pan de mur, sauta par-dessus et poursuivit le fugitif à travers le dédale de colonnes effondrées, de linteaux, d’architraves et de décombres. Sa torche jetait des étincelles. La flamme, repoussée par la vitesse, faisait danser et déformait les ombres, rendait son chemin indistinct et sa course périlleuse. Un moment, il crut apercevoir une silhouette sur sa droite, mais pensa que ce n’était qu’une illusion.

Devant, l’homme se rua dans la seconde cour. Bak le serrait de près et, faute d’une meilleure arme, lança la torche sur lui. Elle le frappa au dos avant de toucher le sol, provoquant un grognement de rage. Bak bondit par-dessus la flamme grésillante, se jeta sur le fuyard et l’empoigna. L’homme était légèrement plus grand que lui, et plus carré. Son corps luisant de sueur n’offrait aucune prise. Ils s’étreignaient en oscillant, chacun s’efforçant de jeter l’autre à terre. Leurs pieds glissaient sur le pavage, trébuchaient sur les pierres disjointes et les débris rocheux, mais ils refusaient de céder.

La lutte les entraîna d’un côté, puis de l’autre, les rapprochant peu à peu de la colonnade. Ils se trouvaient à moins de six pas du puits quand un objet dur frappa Bak à l’arrière du crâne. Il s’écroula, à demi inconscient.

— Il n’est pas seul, entendit-il. Faut qu’on parte d’ici.

— D’abord, débarrassons-nous de lui.

Une voix différente, un deuxième homme, celui qui l’avait frappé.

— Pas le temps.

— Jette-le là-dedans. Ça ne prendra pas longtemps.

« “Là-dedans.” Que veut-il dire par “là-dedans” ? » s’interrogea Bak.

— Mon lieutenant ! Où es-tu ? hurla Kasaya.

Des mains puissantes agrippèrent ses bras et le traînèrent à plat ventre le long des pavés. Il ouvrit les yeux, vit devant lui le puits percé par les pilleurs de tombes. Son cœur remonta dans sa poitrine. Ils allaient le lâcher dans le conduit.

Le souffle de Seth
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